Traditions perdues
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Pierre Blanc
Pierre Rouanne
Francis Jonet
G. Delacroix
Alain Fosse (†)
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Traditions perdues
Bonjour,
Dans un autre sujet (celui du Soleil Royal de Michel) que j’ai pollué de mes commentaires oiseux, je vous ai évoqué les « Alla », ces libations plus ou moins improvisées, sur un coin de marbre par les typographes, en général à la fin de la session de travail.
Le métier était dur : travail de nuit, bruit infernal des cent-cinquante linotypes qui cliquetaient de concert, pinces des typographes claquant sur le marbre, cris pour appeler un « corrigeur » ou un « Marcel », horaires à tenir, stress de laisser passer un c….rie…
Aussi, tout prétexte était-il bon à ces « Alla », à l’origine simple dégustation de vin blanc, mais qui, au fil des ans, se transformèrent pour s’orienter résolument vers les « boissons d’homme »
D’abord, pourquoi un « Alla » ? Tout simplement parce que cette tradition bachique s’accompagnait obligatoirement de cette chanson, que les impétrants braillaient avec plus de conviction que de talent :
Suivaient un ou deux couplets, du même tonneau, dont j’ai, heureusement, oublié les navrantes paroles.
Dans le quotidien qui employait alors mes maigres talents, cette coutume était bien vivace, mais un incident vint y mettre un terme définitif et brutal. Encore une tradition qui foutait le camp. Déjà la photocomposition pointait le bout de son nez, funeste progrès, porteur de la mort annoncée de la glorieuse et toute puissante caste des « Ouvriers du Livre »
Un beau jour, ou plutôt un beau soir, car nous étions dans un quotidien du matin, un des metteurs en page fêtait son prochain mariage. Voulant marquer les esprits par un Alla pas piqué des hannetons, il avait décidé d’arroser l’évènement au Ti’punch, boisson douce et agréable mais ô combien traitresse. Surtout, en outre, qu’à cette époque, l’exotique breuvage n’était pas encore très répandu dans ces contrées septentrionales, plus portées sur le Ch’nièvre local, le Loos ou le Wambrechies, voire le Shiedam pour les plus téméraires.
Notre futur marié avait fait les choses en grand, genre lessiveuses pleines à ras-bord. La soif et la curiosité aidant, l’Alla avait démarré bien plutôt que prévu, dès la mise en route des premières éditions (le journal en comptait, alors vingt-huit différentes). Déjà, les journaux du littoral (Calais, Dunkerque, Boulogne, etc.), montées en premier puisqu’il fallait ensuite les acheminer par camion, accusaient un retard préoccupant et au fur et à mesure que la nuit avançait, je voyais les collègues secrétaires de rédaction (1), redescendre de l’atelier, mi-hilares, mi-attérés devant l’ampleur de la catastrophe.
Etant en charge des éditions de la métropole lilloise, j’étais un des deniers à monter au marbre, en général vers une heure du matin. A deux heures, j’attendais toujours l’appel téléphonique de mon metteur pour commencer la mise en page. A deux heures trente, n’y tenant plus, je quittais la rédaction pour l’atelier.
Là, dussè-je vivre aussi vieux que Mathusalem, jamais je n’oublierai le spectacle dantesque de cette Nuit de Walpurgis ! Cette sorte d’immense « open-space », comme on dirait maintenant, comptait environ trois cents personnes. Imaginez, un instant, les trois cents tous « ronds comme des queues de pelle » et vous aurez une faible idée du spectacle.
La première chose que je vis, c’était le prote (chef d’atelier), téléphone décroché, s’en servant comme une pomme de douche, tout en exécutant, avec la grâce de ses cent-dix kilos, une lascive danse du ventre. A l’autre bout du fil, le chef rotativiste, parfaitement sobre, puisque trois étages plus bas, s’étranglait de fureur en réclamant des pages qui ne venaient plus.
Plus loin, deux metteurs s’épontillaient mutuellement, un des "Marcel", ivre mort, ronflait sous son charriot, un linotypiste, en pleine crise, continuait machinalement, comme un poulet à qui l’on aurait coupé la tête, à taper des lignes et des lignes de plomb qui, débordant de la galée, tombaient en petits tas dérisoires à même le sol, tout en répétant en boucle et sans savoir pourquoi "Y'a du pied dans la chaussette !"
Le délégué syndical, homme respecté et ultra-puissant, sanglotait dans un coin, dans les bras de son suppléant. L’apocalypse…
Le coup de grâce me fut donné par mon metteur, que je retrouvais derrière son marbre, répandu dans le charriot où l’on jetait les lignes de plomb usagé.
« Ch’peux pas, ch’te jure que ch’peux pas, faut que tu le fasses » me lança-t-il en guise de bienvenue.
Diable ! Cela n’entrait pas dans mes attributions. Même si à force de fréquenter le marbre je savais couramment lire à l’envers ( de droite à gauche, puisque les lignes de plomb étaient inversées), même si je savais manœuvrer des pinces de typo pour couper les filets, etc, etc, le problème était plutôt d’ordre éthique. En effet, si parfois il nous arrivait d’aller faire corriger un titre en machine pour gagner du temps, le syndicat du Livre s’opposait farouchement à ce que les journalistes touchassent le moindre bloc de plomb, le moindre cliché…. Chasse gardée.
Après avoir jeté un œil sur le délégué syndical toujours en pleurs dans son coin, donc momentanément inoffensif et désireux aider mon copain metteur, avec qui nous vidions force verres, après le travail, dans les quelques bars de nuit où nous nous retrouvions tous, vers les cinq ou six heures du matin, je cédais. Passant de l’autre côté de la barrière, enfin du marbre, j’entrepris, non sans mal, de sauver l’honneur en montant au moins une ou deux pages, mais sans grande illusion. Je ne peux pas dire que ce fut un impérissable chef-d’œuvre, cité en modèle dans les écoles de journalisme, néanmoins il fit la fierté de mon metteur. En effet, brusquement extrait de son bac de plomb par l’arrivée fracassante du directeur de l’imprimerie, tiré de son lit par le chef rotativiste, j’entendis le brave garçon lui dire
« Hein ? Qu’elle est belle ma page, monsieur XXX. Y’a même pas deux photos qui se touchent… » Le pauvre n’avait, manifestement, pas encore dessaoulé.
Le lendemain soir, à l’atelier, on entendait une mouche voler : gueule de bois collective ? Savon grand format passé par le PDG ? Les deux sans doute. Mais depuis ce jour, le ti’punch ne fut plus en odeur de sainteté et « Alla » se faire boire ailleurs.
---------
(1) En dépit de l'appelation, un secrétaire de rédaction est un journaliste à part entière. Il est responsable de toute une édition, ou d'une section ou d'une rubrique. Il revoit et corrige toute le copie, hierarchise les informations, choisit les illustrations, donne les indications de composition, dessine une maquette de la page et assure, au marbre, le montage en dirigeant le metteur. Il relit la morasse et donne le bon à tirer. C'est le dernier rempart contre les coquilles. Enfin,pas toujours...
C'est une fonction que l'on donne -à tort- aux jeunes journalistes sortis de l'école, ou - à raison- aux vieux, blanchis sous le harnais, qui n'ont plus envie de crapahuter. A mes débuts, J'ai rempli cette fonction pendant quatre ans et j'ai trouvé cela extrèmement formateur.
Dans un autre sujet (celui du Soleil Royal de Michel) que j’ai pollué de mes commentaires oiseux, je vous ai évoqué les « Alla », ces libations plus ou moins improvisées, sur un coin de marbre par les typographes, en général à la fin de la session de travail.
Le métier était dur : travail de nuit, bruit infernal des cent-cinquante linotypes qui cliquetaient de concert, pinces des typographes claquant sur le marbre, cris pour appeler un « corrigeur » ou un « Marcel », horaires à tenir, stress de laisser passer un c….rie…
A gauche le metteur, de l'autre côté du marbre, le secrétaire de Rédaction. Un metteur faisant une morasse
Un linotypiste devant sa machine. Il composait les lignes de plomb qui formaient la page.
(Photos La Voix du Nord - 1971)
Aussi, tout prétexte était-il bon à ces « Alla », à l’origine simple dégustation de vin blanc, mais qui, au fil des ans, se transformèrent pour s’orienter résolument vers les « boissons d’homme »
D’abord, pourquoi un « Alla » ? Tout simplement parce que cette tradition bachique s’accompagnait obligatoirement de cette chanson, que les impétrants braillaient avec plus de conviction que de talent :
A la !... A la !... A la !...
A la santé du confrère,
Qui nous régal’ aujourd’hui.
Ce n’est pas de l’eau de rivière
Encor’ moins de celle du puits.
A la !... A la !... A la !...
A la santé du confrère.
qui nous régale aujourd’hui.
Pas d’eau !... Pas d’eau !... Pas d’eau !...
Suivaient un ou deux couplets, du même tonneau, dont j’ai, heureusement, oublié les navrantes paroles.
Dans le quotidien qui employait alors mes maigres talents, cette coutume était bien vivace, mais un incident vint y mettre un terme définitif et brutal. Encore une tradition qui foutait le camp. Déjà la photocomposition pointait le bout de son nez, funeste progrès, porteur de la mort annoncée de la glorieuse et toute puissante caste des « Ouvriers du Livre »
Un beau jour, ou plutôt un beau soir, car nous étions dans un quotidien du matin, un des metteurs en page fêtait son prochain mariage. Voulant marquer les esprits par un Alla pas piqué des hannetons, il avait décidé d’arroser l’évènement au Ti’punch, boisson douce et agréable mais ô combien traitresse. Surtout, en outre, qu’à cette époque, l’exotique breuvage n’était pas encore très répandu dans ces contrées septentrionales, plus portées sur le Ch’nièvre local, le Loos ou le Wambrechies, voire le Shiedam pour les plus téméraires.
Notre futur marié avait fait les choses en grand, genre lessiveuses pleines à ras-bord. La soif et la curiosité aidant, l’Alla avait démarré bien plutôt que prévu, dès la mise en route des premières éditions (le journal en comptait, alors vingt-huit différentes). Déjà, les journaux du littoral (Calais, Dunkerque, Boulogne, etc.), montées en premier puisqu’il fallait ensuite les acheminer par camion, accusaient un retard préoccupant et au fur et à mesure que la nuit avançait, je voyais les collègues secrétaires de rédaction (1), redescendre de l’atelier, mi-hilares, mi-attérés devant l’ampleur de la catastrophe.
Etant en charge des éditions de la métropole lilloise, j’étais un des deniers à monter au marbre, en général vers une heure du matin. A deux heures, j’attendais toujours l’appel téléphonique de mon metteur pour commencer la mise en page. A deux heures trente, n’y tenant plus, je quittais la rédaction pour l’atelier.
Là, dussè-je vivre aussi vieux que Mathusalem, jamais je n’oublierai le spectacle dantesque de cette Nuit de Walpurgis ! Cette sorte d’immense « open-space », comme on dirait maintenant, comptait environ trois cents personnes. Imaginez, un instant, les trois cents tous « ronds comme des queues de pelle » et vous aurez une faible idée du spectacle.
La première chose que je vis, c’était le prote (chef d’atelier), téléphone décroché, s’en servant comme une pomme de douche, tout en exécutant, avec la grâce de ses cent-dix kilos, une lascive danse du ventre. A l’autre bout du fil, le chef rotativiste, parfaitement sobre, puisque trois étages plus bas, s’étranglait de fureur en réclamant des pages qui ne venaient plus.
Plus loin, deux metteurs s’épontillaient mutuellement, un des "Marcel", ivre mort, ronflait sous son charriot, un linotypiste, en pleine crise, continuait machinalement, comme un poulet à qui l’on aurait coupé la tête, à taper des lignes et des lignes de plomb qui, débordant de la galée, tombaient en petits tas dérisoires à même le sol, tout en répétant en boucle et sans savoir pourquoi "Y'a du pied dans la chaussette !"
Le délégué syndical, homme respecté et ultra-puissant, sanglotait dans un coin, dans les bras de son suppléant. L’apocalypse…
Le coup de grâce me fut donné par mon metteur, que je retrouvais derrière son marbre, répandu dans le charriot où l’on jetait les lignes de plomb usagé.
« Ch’peux pas, ch’te jure que ch’peux pas, faut que tu le fasses » me lança-t-il en guise de bienvenue.
Diable ! Cela n’entrait pas dans mes attributions. Même si à force de fréquenter le marbre je savais couramment lire à l’envers ( de droite à gauche, puisque les lignes de plomb étaient inversées), même si je savais manœuvrer des pinces de typo pour couper les filets, etc, etc, le problème était plutôt d’ordre éthique. En effet, si parfois il nous arrivait d’aller faire corriger un titre en machine pour gagner du temps, le syndicat du Livre s’opposait farouchement à ce que les journalistes touchassent le moindre bloc de plomb, le moindre cliché…. Chasse gardée.
Après avoir jeté un œil sur le délégué syndical toujours en pleurs dans son coin, donc momentanément inoffensif et désireux aider mon copain metteur, avec qui nous vidions force verres, après le travail, dans les quelques bars de nuit où nous nous retrouvions tous, vers les cinq ou six heures du matin, je cédais. Passant de l’autre côté de la barrière, enfin du marbre, j’entrepris, non sans mal, de sauver l’honneur en montant au moins une ou deux pages, mais sans grande illusion. Je ne peux pas dire que ce fut un impérissable chef-d’œuvre, cité en modèle dans les écoles de journalisme, néanmoins il fit la fierté de mon metteur. En effet, brusquement extrait de son bac de plomb par l’arrivée fracassante du directeur de l’imprimerie, tiré de son lit par le chef rotativiste, j’entendis le brave garçon lui dire
« Hein ? Qu’elle est belle ma page, monsieur XXX. Y’a même pas deux photos qui se touchent… » Le pauvre n’avait, manifestement, pas encore dessaoulé.
Le lendemain soir, à l’atelier, on entendait une mouche voler : gueule de bois collective ? Savon grand format passé par le PDG ? Les deux sans doute. Mais depuis ce jour, le ti’punch ne fut plus en odeur de sainteté et « Alla » se faire boire ailleurs.
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(1) En dépit de l'appelation, un secrétaire de rédaction est un journaliste à part entière. Il est responsable de toute une édition, ou d'une section ou d'une rubrique. Il revoit et corrige toute le copie, hierarchise les informations, choisit les illustrations, donne les indications de composition, dessine une maquette de la page et assure, au marbre, le montage en dirigeant le metteur. Il relit la morasse et donne le bon à tirer. C'est le dernier rempart contre les coquilles. Enfin,pas toujours...
C'est une fonction que l'on donne -à tort- aux jeunes journalistes sortis de l'école, ou - à raison- aux vieux, blanchis sous le harnais, qui n'ont plus envie de crapahuter. A mes débuts, J'ai rempli cette fonction pendant quatre ans et j'ai trouvé cela extrèmement formateur.
Dernière édition par Alain Fosse le Mar 5 Avr 2016 - 12:34, édité 1 fois
Re: Traditions perdues
Alain, dis-toi que tu n'as pas pollué le sujet de Michel. J'ai toujours plaisir à lire ta prose qui te reflète si bien.
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Francis
Francis Jonet- Modérateur
- Messages : 9366
Date d'inscription : 24/05/2010
Localisation : Moulin-Neuf - Ariège
Re: Traditions perdues
Je pense que le vrai pollueur c'était moi qui était à l 'origine de celle-ci.
Pierre
Pierre
Re: Traditions perdues
Bonjour.
Très plaisante à lire cette prose teintée d'humour. Très éducatif qui plus est, je ne savais pas grand chose sur sur la façon de faire un journal.
Très plaisante à lire cette prose teintée d'humour. Très éducatif qui plus est, je ne savais pas grand chose sur sur la façon de faire un journal.
Pierre Blanc- Messages : 3692
Date d'inscription : 24/05/2010
Localisation : Juvignac (34)
Re: Traditions perdues
bah, une petite pollution de temps en temps, ça fait pas de mal. ta plume est aussi agréable que ta compagnie, Alain.
Re: Traditions perdues
Ca a bien changé, depuis...Pierre Blanc a écrit: je ne savais pas grand chose sur sur la façon de faire un journal.
Une de mes plus grandes surprises, dans ces années-là : la visite de l'atelier de La Croix : tous les typo étaient, en fait des bonnes soeurs, en cornette et tablier bleu. Inoubliable !
Re: Traditions perdues
aaah ! ta prose Alain, aaaah les bonnes sœurs !
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Faire des histoires plates avec des propos creux, c'est pas facile, donc c'est de l'art. (JP Borer)
Re: Traditions perdues
Pierre Rouanne a écrit:Étaient-elles membres du Syndicat du Livre ?
Pierre
Non, du syndicat de la Bible...
Bruno
Re: Traditions perdues
Des Assomptionnistes en bleu ?! Tiens donc !
Carrick- Messages : 4253
Date d'inscription : 23/05/2010
Localisation : Plougastel
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